La métairie du Moulin d'Enfour
Par Henri Aussaguès
Le moment semble opportun de mettre en lumière cette belle bâtisse patrimoniale aux murs dégradés mais bavards qui attire tous les regards.
« Enfour » désigne à minima trois entités différentes : un moulin drapier (1393), un moulin bladier (1471) et une métairie (1546). Facétie de l’histoire, les moulins se situent dans le consulat de Laroque et la métairie, de l’autre côté de la chaussée, dans le consulat de Tabre. Le qualificatif d’Enfour, d’Enfolc ou d’Enfourc signifie « la fourche. » Il est notifié dans un document de 1393 qui localise le moulin drapier du seigneur de Mirepoix avec la borde des Mathis.
A la fin du Moyen Age et de la Guerre de Cent Ans, vers 1460, au temps où s’édifient les châteaux de la Loire, un « Jacmes » ou « Jacques » Martimort naît à Laroque. Il fait fortune dans le commerce des draps et amasse des biens considérables. Ce sont ses petits-fils qui, le 27 octobre 1546, année de naissance de Martin Luther, le père du protestantisme, achètent la métairie du moulin d’Enfour. Il s’agit d’un échange entre Guilhem Durand prêtre de Laroque et les sieurs Etienne et Jean II de Martimort, les plus vieux frères de la ville. « Ledit Durand baille une métairie appartenant au lieu de Tabre, au lieudit « La plano del Moli d’En Folc, » avec sa maison, ses prés et environ 60 sétérées de terre. En échange, il reçoit un champ de 7 sétérées et 2 « journaux » de prés ainsi que 40 autres sétérées de terre sur la commune de Laroque au lieudit « Prat Gelat » avec pour survaleur la somme de 130 livres tournois et 3 cannes de « drap mesclat gris, » dit de Carcassonne. » Une sétérée correspond à l’époque dans la seigneurie de Mirepoix à environ 59 ares, le « journal » à 1/4 d’ha, soit une propriété d’environ 35 hectares dont la superficie semble s’être figée dans le temps au dire de son propriétaire actuel.
Jean II et Etienne sont les témoins de graves incidents émaillant le four banal. Ils assistent à la pose de la première pierre de la chapelle St Roch le 23 mai 1552 et accompagnent certainement leur épouse respective dans l’échoppe de Pierre et Germain Sage, couturiers pour femmes, installés en 1554.
Les Martimort, marchands de père en fils, recourent aux services de métayers. Ils sont discrets sur leur fortune et rêvent de titres nobiliaires. Jean II sera le premier à accéder à la qualité de « bourgeois », titre honorifique accordé selon le temps de résidence et le montant de la fortune.
Son fils, Raymond, a le bel âge, 20 ans, lorsqu’en 1562, la ville close de Laroque est bombardée et brûlée par les protestants. C’est un personnage hors du commun dont la résilience et le courage font merveille face aux vagues de vandalisme. Alors qu’il se porte caution pour libérer les troupes catholiques assiégées par Jean-Claude de Lévis d’Audou dans Laroque, qu’il est fait prisonnier avec son demi- frère Jean âgé de 5 ans, que sa fortune fond comme neige au soleil suite aux rançons, aux incendies , aux remplacements du bétail volé ou à l’entretien de soldats indispensables à la protection des métayers, des semailles et des récoltes ainsi que de la maison de la rue Longue, sa noblesse d’âme le conduit dans ces temps difficiles à porter une grande attention à l’éducation de son demi-frère Jean dont il est l’administrateur des biens au moulin d’Enfour. Il a aussi en charge sa belle-mère, Bernarde Gaillard, deuxième épouse de son père Jean II. Elle est associée à la métairie de 1568 à 1582 et ses initiales B.G.M. ornent le cadran solaire.
Raymond fait construire le mur de clôture en dur et bâtir puis surélever le pigeonnier car la « colombine » ou déjection des pigeons est un engrais précieux pour l’époque. Un autre document de 1582 fait état d’une bande de pillards qui dérobe au moulin d’Enfour 12 bêtes à corne que Raymond récupère avec 120 livres empruntées. 12 bêtes à corne... or, il existe toujours dans la métairie une « bouverie » du latin « bovaria » qui veut dire habitation des bœufs qui peut accueillir les 6 paires de bœufs du train de labour.
Raymond disparaît en 1601 à l’âge de 58 ans. Il laisse 5 enfants. Jean, son demi-frère, dit Jean le posthume, car né après la mort de son père, devient procureur, c'est-à-dire homme de confiance de Louise, la seigneuresse de Bélesta, troisième femme de Jean-Claude Lévis d’Audou, au château vieux. Il passe la main pour la métairie d’Enfour à Jean-François Martimort âgé de 30 ans qui entreprend des réparations.
Un autre Jean, Jean III, le fils aîné de Raymond, qui a eu 4 ans lors de la Saint-Barthélemy, épouse en 1607, une riche héritière protestante de Mazères, Marguerite de Capus. Il fait de cette ville sa résidence principale et s’y fait appeler « Noble Jean de Martimor, (sans le t final), seigneur de Terragone » du nom de l’une de ses propriétés laroquaises. Il concrétise avec le patronyme « noble » qui signifie simplement « connu » ou « célèbre » mais qui est d’une grande puissance évocatrice, la fascination honorifique familiale.
Le site du moulin d’Enfour attire d’autres propriétaires illustres : ainsi la métairie, commune de Tabre, fait les beaux jours en 1632 du seigneur de Rogles ou d’Engraviès puis de la famille Laffont, notaire royal, héritière des Martimort… Quant aux Delort, en la personne de Joseph Delort, citoyen-maire sous la Terreur, fervent adepte de Robespierre et de la déchristianisation qui fait cesser le son des cloches et bâtir le Temple de la Raison et Raymond Delort, maire de Laroque lui aussi, qui prête serment de fidélité, le 10 avril 1810, à Napoléon 1er, ils habitent une nouvelle ferme du moulin d’Enfour qui a vu le jour dans la commune de Laroque. … Ce sera ensuite la famille Maurel qui exploite une fabrique de drap au pont de Lauraguel et des filatures plus en aval sur le Touyre, qui va jeter, vers 1847, son dévolu sur le site du moulin d’Enfour. L’hôte de ces lieux, Germain Maurel, non comptant d’entretenir les prairies environnantes et de faire tourner un moulin foulon, rachète, en 1861, l’ancien moulin farinier du comte de Laubespin afin de lui donner un usage textile. Cette insatiabilité entrepreneuriale ne prend fin qu’en 1899, quand Nestor Maurel, déçu par son échec aux municipales, passe la main à Léon Fonquernie, un nouveau capitaine d’industrie. Pour les Fonquernie qui sont portés par une grande réussite industrielle, l’agriculture devient seconde.
Les bâtiments de la métairie du moulin d’Enfour commune de Tabre sont peu à peu négligés, surtout que la terre, pourvu qu’elle soit un peu productrice trouve toujours preneur à la location. Un site que l’on abandonne favorise par vase communicant l’expansion du site voisin, c'est-à-dire la zone des anciens moulins où désormais se concentrent, au moins dans un premier temps, les initiatives industrielles et les lieux de vie de la famille Fonquernie. Dans les années 1990/2000 où l’industrie textile était florissante, un projet de développement avec reconversion hôtelière aurait été sans doute possible car plus porteur qu’un simple projet de ravalement…
Quoi qu’il en soit, le site patrimonial du moulin d’Enfour, avec ses métairies et ses anciens moulins que l’on a à peine évoqués, mérite un traitement plus étoffé dans le cadre d’une conférence. En effet, grâce au subterfuge de ce lieu emblématique, il semble que l’histoire devienne plus accessible, plus vivante et parle mieux à notre imaginaire.