Actualités : La bonne idée
Reine Dedebant
La bonne idée
Reine Dedebant
Antonin ne décolère pas, qu'est ce qui lui a pris au Victor d'avoir une idée aussi biscornue, quel songe bizarre lui est passé par la tête? Pas possible, il a dû recevoir sur sa caboche une tuile pendant son sommeil qui lui a vrillé ses réflexions.
Inviter tout le village à un déjeuner sur l'herbe à La fount del Souc mais il rêve ou il est devenu fou? Il faut dire qu'Antonin a horreur de l'imprévu, lui, ses lendemains sont tracés au cordeau, pas de place pour des ajustements saugrenus. Et là, patatras, son quotidien est désorganisé. Sa femme, derrière son dos rigole discrètement. Elle, elle a trouvé l'idée formidable .En plus la nouvelle a fait le tour du village à la vitesse de l'éclair. Elle a remonté la grand' rue, a traversé la place, a emprunté les ruelles, s'est faufilée le long des sentiers et s'est glissée dans les maisons. Les gens ne se tiennent plus de joie. L'évènement, pour sûr laissera des traces dans leur vie. Partager une journée de bonheur tous ensemble, mais quelle bonne idée. Tout à coup le village vit à cent à l'heure. Une atmosphère de folie le galvanise. On s'active dans les cuisines, les potagers, les vergers, les poulaillers, les caves et les greniers. On s'interpelle, on se houspille. Une véritable course contre le temps s'est enclenchée. C'est à celle qui cuira le plus beau gâteau, qui rôtira la plus délicieuse volaille, qui réussira la tourte la plus savoureuse, qui réunira le plus de bouteilles, qui fournira les pâtés les plus onctueux, les saucissons les plus odorants, les jambons les plus succulents. Il n'y'a pas de minutes à gaspiller. Les jupes des femmes s'envolent, les fichus voltigent, les tabliers virevoltent, les jupons valsent dans les cuisines. Un tintamarre de casseroles et de poêlons sert de mélodie à ce branle bas de combat. Marie se surprend à chantonner, Hortense esquisse une polka et Emile sifflote avec entrain. "Serons-nous prêts à temps ?" demande anxieusement Madeleine. "Mais oui !" répond Flora toujours optimiste. Et le grand jour arrive, l'aurore commence à pointer le bout de son nez au-dessus de l'horizon; Le soleil est de la partie et la journée sera une réussite. Tout ce petit monde chargé comme des mules se met en route. C'est que La Fout Del Souc ce n'est pas la porte à côté et en plus ça grimpe. Et la foule rieuse et bavarde s'ébranle. D'abord on s'est assuré qu'il n'y a pas d'absents. Alphonse commence à lutiner les demoiselles qui derechef le rembarrent. Il n'ose s'attaquer aux vielles commères à la langue aussi acérée et effilée qu'une lame de rasoir. Pour ne pas être en reste Louis lance des plaisanteries plutôt lestes mais les gros yeux d'Aurélie le rappellent à plus de retenue. Ils sont arrivés dans la sapinière et soudain la voix d'Urbain s'élève, ample, majestueuse, magnifique, magique. Les villageois subjugués se figent et écoutent religieusement ce chant qui célèbre la beauté de leurs montagnes, la magnificence de leurs forêts, le charme discret de leurs sources. L'émotion les a cloué sur place, leurs yeux se sont humectés, leur regard s'est embué. Marie pudique se serre contre Antonin, un trouble inconnu a envahi son âme. Un trop plein de sentiments les a littéralement emportés. "Qu'est ce que c'était beau !" s'exclame Laurentine. Ils en ont oublié leur fatigue, leurs jambes endolories. Ils sont maintenant dans la clairière autour de laquelle s'enroule la sapinière. A côté de la source dont la fraîcheur réveillerait un mort, en un tour de main l'endroit est métamorphosé en salle de festin, nappes étalées sur l'herbe, victuailles déballées et bouteilles mises à l'abri. On s'installe plus ou moins confortablement et on mastique avec application cette nourriture de fête. Ce moment de pur plaisir les remplit d'aise et les réconcilie avec l'existence et leurs semblables. Petit à petit les corps repus s'alanguissent et les enfants après avoir crié, ri, couru se réfugient dans le creux des jupes de leur mère en souriant aux anges.
Bientôt cette belle journée a une fin alors on s'en retourne avec dans le cœur un brin de nostalgie, les étoiles se sont allumées dans le ciel et, arrivé, on se sépare, en se souhaitant bonne nuit et en espérant recommencer l'année prochaine à condition que Dieu nous prête vie.