Actualités : Au pays des pierres qui pleurent… des larmes de sang !
Jean-Marc Eychenne
Au pays des pierres qui pleurent… des larmes de sang !
Par Jean-Marc Eychenne
Le regard observateur des enfants, parcourant routes et chemins de l’Ariège, s’arrêtera immanquablement sur ces pans de montagne d’où semble s’écouler quelque liquide inconnu dont la couleur peut prendre toutes les nuances de gris, de brun, ou rougeâtre. Cela pourrait presque faire penser à du sang suintant d’une blessure dont on ne sait l’origine. Ils auront, entre autres, observé ce phénomène sur la première roche imposante, sise à droite du chemin quand, à la sortie du village, on commence la montée vers le château de Roquefixade (Lo Castel de Roca-Fissada) ; mais aussi en passant par Montferrier pour accéder à la Citadelle de Monségur ; ou encore dans l’étroite vallée de l’Ariège sur ces murailles si saisissantes, parsemées de grottes d’où l’on s’attendrait à voir surgir quelque ermite, sur lequel le temps n’a plus de prise. Partout sur les refuges de montagne, ou sur les orris, quand ils laissent apparents moellons et pierres de taille, surgit la même interrogation enfantine face à ce phénomène : « Pourquoi donc ? »
Si, par malheur, le jeune marcheur curieux et questionnant, qui est le protagoniste de notre histoire, est accompagné de quelque géologue et autre historien, ou plus simplement de parents plus soucieux de développer sa culture scientifique que son imaginaire, il n’aura pas le bonheur de s’ouvrir à cette connaissance du cœur qui dit aussi beaucoup de notre territoire. Les savants lui expliqueront, sans doute un peu trop vite, que ces roches pyrénéennes sont riches en minerai de fer et que celui-ci, en s’oxydant, laisse la pluie emporter une part de cette dégradation ; ils lui rapporteront qu’un maréchal de Napoléon aurait dit de l’Ariège qu’elle produisait « des hommes et du fer ». En tout cela ils n’auront pas tort, certes.
Mais si un poète, ou plus simplement un conteur, faisait route avec lui, alors ce jeune humain pourrait s’ouvrir à quelques autres dimensions de la connaissance, si indispensables à son parcours d’humanité.
Que pourrait alors lui dire ce sage compagnon, contribuant d’une certaine façon à une « poétisation » du monde ? Lui offrant ainsi un antidote salutaire, ou un utile contrepoids, en ce temps où la science pourrait avoir la prétention d’être la seule clef de compréhension du réel.
Il pourrait, par exemple, tenir le langage suivant :
« Mon ami, ici les pierres pleurent. Elles versent des larmes qui peuvent parfois ressembler à des larmes de sang ! Et pourquoi pleurent-elles ? Parce qu’elles estiment que les hommes n’en étaient plus capables (ou au moins pas assez) ; alors elles le font à leur place ! Ces territoires, ces châteaux, et ces chemins, ont été le théâtre de tant de douleurs, de violences et de persécutions, que les larmes des proches et amis de ceux qui perdaient la vie, ne suffisaient plus à laver la honte et le déshonneur de notre commune humanité. Alors les roches ont décidé de se mettre à pleurer aussi. Par petites touches ou en des flots plus abondants, en fonction de lieux. Semblant nous dire, par endroit : « Ici, on a été plus insensible qu’ailleurs à la souffrance infligée à un frère, alors nous avons dû pleurer abondamment ».
« Oui, cher compagnon de route, si nous nous habituons au mal et à l’injustice, qui deviennent alors des choses banales, si nous oublions l’expérience des pleurs de révolte, en consentant à l’injuste et cruel traitement d’un frère en humanité, les pierres se mettent à pleurer.
Notre civilisation, vois-tu, a été sévère avec les pierres. Pour parler d’une personne particulièrement indifférente ou insensible à la détresse de l’autre, nous disions qu’elle avait ”un cœur de pierre”. Or en certaines circonstances, nous constatons qu’en réalité rien ne peut rivaliser en dureté avec le cœur d’un homme, et qu’en comparaison le granit le plus compact pourrait nous sembler un modèle de tendresse et de douceur. Alors nous devrions peut-être réhabiliter nos frères et sœurs les pierres, rocs, et autres cailloux.
Il ne s’agit certes pas ici de nous contenter de montrer du doigt les temps passés. Nous pourrions parler exclusivement d’hier et du sort qui était alors réservé aux familles des Bonshommes, aux résistants à tous les pouvoirs iniques. Mais force est de constater que nos rochers, imposants et austères, nous rappellent à l’ordre, aujourd’hui encore. Ils nous alertent (car ils pleurent encore) sur le fait qu’une sorte de mondialisation de l’indifférence pourrait nous ôter, à nous aussi, la capacité de pleurer. Il ne sert de rien de regretter les indifférences d’antan si elles nous gardent aveugles à nos reniements d’aujourd’hui. Dans ce ce temps qui est le mien, qui est le tien, ici et maintenant, les roches de Roquefixade et leurs sœurs, crient encore vers le ciel, à corps et à cri, comme les pleureuses des rites funéraires antiques.
Et si je m’arrêtais un instant, moi le randonneur, à l’ombre et sous la protection d’un de ces blocs portant stigmates des pleurs, et que je laissais quelques larmes laver mon regard ? Car je comprends ”qu’il y a des choses que l’on ne voit comme il faut qu’avec des yeux qui ont pleuré” comme le disait le prédicateur Lacordaire. Si je me demandais pourquoi s’est parfois tarie, en moi aussi, la source de larmes abondantes qui sont comme un baume de fraternité ? Celle-ci pourrait alors à nouveau jaillir, et ainsi m’aider à retrouver une dimension d’humanité plus entière. Je deviendrai alors un homme plus sensible et donc plus engagé dans la lutte contre toutes les formes d’injustices, et contre toute résignation ou accoutumance à la détresse des autres.
Voilà, mon ami, mon enfant. Je ne sais si cette explication te convient, mais je t’invite à entendre l’appel de ces « pierres qui pleurent ». Les explications plus rationnelles, plus scientifiques, que te donneront tes maîtres, seront à accueillir avec sérieux et bienveillance. Elles disent aussi une part de la vérité. Mais elles ne la disent pas tout entière. Celle à laquelle j’ai tenté par ces mots d’ouvrir ton cœur est aussi un trésor.
Si tu deviens un jour un grand scientifique – je peux te le souhaiter, et le souhaiter à la communauté humaine qui a besoin de toujours mieux comprendre le monde – garde pourtant toujours à portée de main un recueil de poèmes, et laisse-toi parfois émouvoir jusqu’aux larmes par ce que tu liras. Il se pourrait même que tu deviennes toi-même un écrivain et que tu trouves ainsi une autre manière de favoriser une révolution de la tendresse. Nos amies les pierres cesseront peut-être alors de pleurer ; ou, si elles continuent à le faire, elles laisseront cette fois s’échapper des larmes de joie en lieu et place de la tristesse et du sang ! »
Nos territoires gardent aussi la mémoire de ceux et celles qui, en de sombres temps, ont posé des gestes de fraternité, et de douce attention aux autres. Une stèle, un monument, une chapelle, qui sont comme autant de cairns, ces simples empilements de pierres fruits de la bienveillante attention d’autres marcheurs, pouvant indiquer le chemin au randonneurs égaré dans la montagne. Celui-ci en les voyant, retrouve l’espoir d’arriver à bon port et parfois, dans le même mouvement, cesse de désespérer de l’humanité. Il s’ouvre ainsi à la découverte de Dante qui affirmait que l’amour, dans ses plus minuscules et humbles manifestations, va jusqu’à mettre en mouvement le soleil et les étoiles.