Actualités : La croix de Morenci
Tristan Bergerot
La croix de Morenci
Tristan Bergerot
La croix de Morenci est connue des locaux et des passionnés de Montségur ; elle interroge cependant depuis près d’un siècle. Quand fut-elle érigée ? Que représente-elle avec ce visage en relief, ce signe énigmatique qui s’apparente à un « 8 » et une date gravée « 1780 » ?
Lorsque l’on emprunte la petite route qui serpente pour monter au hameau de Morenci (Commune de Bénaix), la croix se trouve immédiatement à l’embranchement qui conduit soit à Morenci soit à Moreous, sur la même crête.
Cette croix fut, au cours des années 1970, vandalisée à plusieurs reprises par des tirs de carabine. Le visage fut en partie détruit et la croix fut même percutée par une voiture. Le visage fut restauré par la suite et la croix fut de nouveau dressée et son périmètre entouré de blocs de pierre afin de la protéger.
Quand on parcourt divers ouvrages qui tentent d’analyser le monument, l’on se rend compte de la multitude d’hypothèses. Les sculptures du visage et du « 8 » auraient été réalisées à l’époque celtique ; pour d’autres, il s’agirait d’une « croix cathare » ; d’autres encore affirment qu’il s’agit d’une croix moderne puisqu’elle porte la date « 1780 ».
Il me semble que nous pouvons déceler un problème d’approche concernant cette croix. Elle est en effet court-circuitée par des thématiques « phares » du secteur, à savoir la période médiévale du catharisme et la protohistoire dont le lieu est riche en vestiges. Je pense qu’il convient avant tout, pour approcher ce monument, de le contextualiser. Nous savons aujourd’hui que les cathares rejetaient la croix, ce qui exclut la piste d’une « croix cathare ». Il est par ailleurs fréquent de trouver des dates gravées sur des monuments qui ne correspondent pas au moment de leur création, mais plutôt à des modifications ou des aménagements. Le fameux « 8 » gravé qui est censé faire allusion au cycle de l’infini n’est pas compatible avec l’époque celte et encore moins avec la période médiévale. Les chiffres indo-arabes ont certes gagné l’Europe au Xe siècle, mais leur diffusion restant confidentielle, ils ne sont maitrisés que par très peu d’érudits formés aux sciences et techniques islamiques dans la péninsule ibérique ou le Maghreb. Ce n’est qu’à partir de la Renaissance que les chiffres indo-arabes remplacent réellement les chiffres romains.
Il ne fait aucun doute que cette croix est médiévale, et plus particulièrement de l’époque romane. Il n’est pas rare en Ariège ou même ailleurs dans le midi de la France de rencontrer ce genre de sculptures de visages simplifiés, de symboles schématisés. Sur le périmètre des « Pyrénées Cathares » de nombreuses constructions religieuses (chapelles, abbaye, prieuré) se construisent au cours des XIe et XIIe siècles. Si l’on se penche attentivement sur une carte des Pyrénées Cathares, l’on se trouve à la confluence de plusieurs influences politiques et religieuses, dont la frontière mobile au grès des alliances politiques se situe sur les deux rives de l’Hers. L’abbaye de Saint-Sernin à Toulouse, au début du XIIe siècle, lance une série de chantiers dans le Pays d’Olmes afin d’établir son influence, associée au pouvoir politique des comtes de Toulouse. L’autre côté de « la frontière » était sous l’influence religieuse de l’abbaye de Lagrasse, affiliée à l’influence politique des vicomtes de Béziers et de Carcassonne. Les seigneurs locaux dépendaient pour certains (comme ceux de Mirepoix) à la fois du comte de Foix et du vicomte de Carcassonne selon les terres.
Non loin du hameau de Morenci sur la commune de Bénaix se trouvait un castrum (village fortifié) qui se nommait Massabrac. Dans le cartulaire de Saint-Sernin, son seigneur, un certain Bertrand de Massabrac, est cité en 1135 comme témoins lors de dons faits à l’abbaye. Il était courant, à cette époque, que les abbayes fassent borner par des croix les limites de leur influence. Cependant si très peu de ces croix ont subsisté, celle de Morenci est, à mon avis, le rare témoignage d’une limite de l’abbaye de Saint-Sernin. Le visage sculpté sur la croix est en effet assez similaire au visage sculpté sur un des modillons sculptés sous le toit de l'abside de la chapelle de Bensa (Lavelanet). Concernant son identification sur la croix de Morenci, il me semble certain qu’il ne peut s’agir que d’un visage stylisé du Christ. Concernant le « 8 » sous le visage, il faut prendre en considération que la symbolique romane est plus subtile que la symbolique gothique, cette dernière étant plus suggestive. Ce n’est donc pas un chiffre puisque, cela a été dit, mais plutôt deux cercles ou sphères se rejoignant en un point.
Symboliquement, cette figure géométrique est à associer à la personne du Christ représenté au-dessus, mais il est aussi possible de la rapprocher du symbole roman de la « mandorle », fusion de deux sphères à l’intérieur desquelles le Christ est figuré et qui évoque la sphère céleste. Les deux sphères de Morenci placées l’une au-dessus de l’autre peuvent évoquer « deux mondes » : le monde matériel et le monde spirituel reliés en un point ; probablement un point de passage. Pour les chrétiens le Christ a été envoyé par Dieu sur terre afin de délivrer son message par l’Évangile, cela afin de sauver les âmes et les conduire ensuite auprès de lui. Sans cela, les âmes sont condamnées. Le Christ joue donc le rôle de « passeur », celui qui permet aux Hommes de s’élever vers Dieu d’un monde à l’autre.
Mais que dire alors de la date de « 1780 » gravée sur la croix ? Très certainement une date de mission, mais quel fut l’objet de cette mission ? Je pense que la réponse pourrait se trouver dans les archives de l’évêché de Pamiers, aujourd’hui aux Archives départementales de l’Ariège.
Si l’on tient compte du fait que la croix de Morenci pourrait être une croix de bornage de l’abbaye de Saint-Sernin de Toulouse, la zone mitoyenne de Montségur (à ce moment-là inhabitée) aurait-elle fait partie de l’influence de Lagrasse et donc des vicomtes de Béziers et de Carcassonne? Il est évident qu’il existe un vide dans les archives concernant l’influence de Montségur, que l’on pense facilement acquise aux comtes de Foix et de Toulouse ? Au concile du Latran, en 1215, les comtes de Foix et de Toulouse nient leur implication dans la facilitation de l’installation de la communauté hérétique dans le castrum. Cependant, au cours du siège de Montségur en 1243 et 1244, l’archevêque de Narbonne et l’évêque d’Albi soutiennent le siège et, après le bûcher, l’inquisiteur de Carcassonne Ferrer interroge tous ceux de Montségur qui s’étaient réconciliés avec l’Église.
En 1245, lorsque Montségur est rendu par le roi de France Louis IX au seigneur français Guy II de Lévis-Mirepoix, une chapelle est construite à Montségur, établissant pour la première fois le culte catholique sur ce secteur. La dépendance religieuse relève désormais de l’évêché de Toulouse puis, en 1331, lorsque ce dernier fut fragmenté, de l’évêché de Pamiers.
Cette croix soulève finalement un certain nombre d’interrogations qui ne touchent pas seulement au territoire communal de Bénaix, mais s’inscrivent dans un contexte historique et géographique bien plus large. Aussi, même s’il ne s’agit pas d’une croix cathare, je ne peux m’empêcher lorsque je me trouve devant elle de penser à ces derniers. En effet, ils empruntaient ces chemins pour se rendre au castrum de Montségur, vers un lieu sans chapelle, ni prêtre catholique où la foi de l’Église officielle n’avait plus d’influence.
Tristan Bergerot
La croix de Morenci est connue des locaux et des passionnés de Montségur ; elle interroge cependant depuis près d’un siècle. Quand fut-elle érigée ? Que représente-elle avec ce visage en relief, ce signe énigmatique qui s’apparente à un « 8 » et une date gravée « 1780 » ?
Lorsque l’on emprunte la petite route qui serpente pour monter au hameau de Morenci (Commune de Bénaix), la croix se trouve immédiatement à l’embranchement qui conduit soit à Morenci soit à Moreous, sur la même crête.
Cette croix fut, au cours des années 1970, vandalisée à plusieurs reprises par des tirs de carabine. Le visage fut en partie détruit et la croix fut même percutée par une voiture. Le visage fut restauré par la suite et la croix fut de nouveau dressée et son périmètre entouré de blocs de pierre afin de la protéger.
Quand on parcourt divers ouvrages qui tentent d’analyser le monument, l’on se rend compte de la multitude d’hypothèses. Les sculptures du visage et du « 8 » auraient été réalisées à l’époque celtique ; pour d’autres, il s’agirait d’une « croix cathare » ; d’autres encore affirment qu’il s’agit d’une croix moderne puisqu’elle porte la date « 1780 ».
Il me semble que nous pouvons déceler un problème d’approche concernant cette croix. Elle est en effet court-circuitée par des thématiques « phares » du secteur, à savoir la période médiévale du catharisme et la protohistoire dont le lieu est riche en vestiges. Je pense qu’il convient avant tout, pour approcher ce monument, de le contextualiser. Nous savons aujourd’hui que les cathares rejetaient la croix, ce qui exclut la piste d’une « croix cathare ». Il est par ailleurs fréquent de trouver des dates gravées sur des monuments qui ne correspondent pas au moment de leur création, mais plutôt à des modifications ou des aménagements. Le fameux « 8 » gravé qui est censé faire allusion au cycle de l’infini n’est pas compatible avec l’époque celte et encore moins avec la période médiévale. Les chiffres indo-arabes ont certes gagné l’Europe au Xe siècle, mais leur diffusion restant confidentielle, ils ne sont maitrisés que par très peu d’érudits formés aux sciences et techniques islamiques dans la péninsule ibérique ou le Maghreb. Ce n’est qu’à partir de la Renaissance que les chiffres indo-arabes remplacent réellement les chiffres romains.
Il ne fait aucun doute que cette croix est médiévale, et plus particulièrement de l’époque romane. Il n’est pas rare en Ariège ou même ailleurs dans le midi de la France de rencontrer ce genre de sculptures de visages simplifiés, de symboles schématisés. Sur le périmètre des « Pyrénées Cathares » de nombreuses constructions religieuses (chapelles, abbaye, prieuré) se construisent au cours des XIe et XIIe siècles. Si l’on se penche attentivement sur une carte des Pyrénées Cathares, l’on se trouve à la confluence de plusieurs influences politiques et religieuses, dont la frontière mobile au grès des alliances politiques se situe sur les deux rives de l’Hers. L’abbaye de Saint-Sernin à Toulouse, au début du XIIe siècle, lance une série de chantiers dans le Pays d’Olmes afin d’établir son influence, associée au pouvoir politique des comtes de Toulouse. L’autre côté de « la frontière » était sous l’influence religieuse de l’abbaye de Lagrasse, affiliée à l’influence politique des vicomtes de Béziers et de Carcassonne. Les seigneurs locaux dépendaient pour certains (comme ceux de Mirepoix) à la fois du comte de Foix et du vicomte de Carcassonne selon les terres.
Non loin du hameau de Morenci sur la commune de Bénaix se trouvait un castrum (village fortifié) qui se nommait Massabrac. Dans le cartulaire de Saint-Sernin, son seigneur, un certain Bertrand de Massabrac, est cité en 1135 comme témoins lors de dons faits à l’abbaye. Il était courant, à cette époque, que les abbayes fassent borner par des croix les limites de leur influence. Cependant si très peu de ces croix ont subsisté, celle de Morenci est, à mon avis, le rare témoignage d’une limite de l’abbaye de Saint-Sernin. Le visage sculpté sur la croix est en effet assez similaire au visage sculpté sur un des modillons sculptés sous le toit de l'abside de la chapelle de Bensa (Lavelanet). Concernant son identification sur la croix de Morenci, il me semble certain qu’il ne peut s’agir que d’un visage stylisé du Christ. Concernant le « 8 » sous le visage, il faut prendre en considération que la symbolique romane est plus subtile que la symbolique gothique, cette dernière étant plus suggestive. Ce n’est donc pas un chiffre puisque, cela a été dit, mais plutôt deux cercles ou sphères se rejoignant en un point.
Symboliquement, cette figure géométrique est à associer à la personne du Christ représenté au-dessus, mais il est aussi possible de la rapprocher du symbole roman de la « mandorle », fusion de deux sphères à l’intérieur desquelles le Christ est figuré et qui évoque la sphère céleste. Les deux sphères de Morenci placées l’une au-dessus de l’autre peuvent évoquer « deux mondes » : le monde matériel et le monde spirituel reliés en un point ; probablement un point de passage. Pour les chrétiens le Christ a été envoyé par Dieu sur terre afin de délivrer son message par l’Évangile, cela afin de sauver les âmes et les conduire ensuite auprès de lui. Sans cela, les âmes sont condamnées. Le Christ joue donc le rôle de « passeur », celui qui permet aux Hommes de s’élever vers Dieu d’un monde à l’autre.
Mais que dire alors de la date de « 1780 » gravée sur la croix ? Très certainement une date de mission, mais quel fut l’objet de cette mission ? Je pense que la réponse pourrait se trouver dans les archives de l’évêché de Pamiers, aujourd’hui aux Archives départementales de l’Ariège.
Si l’on tient compte du fait que la croix de Morenci pourrait être une croix de bornage de l’abbaye de Saint-Sernin de Toulouse, la zone mitoyenne de Montségur (à ce moment-là inhabitée) aurait-elle fait partie de l’influence de Lagrasse et donc des vicomtes de Béziers et de Carcassonne? Il est évident qu’il existe un vide dans les archives concernant l’influence de Montségur, que l’on pense facilement acquise aux comtes de Foix et de Toulouse ? Au concile du Latran, en 1215, les comtes de Foix et de Toulouse nient leur implication dans la facilitation de l’installation de la communauté hérétique dans le castrum. Cependant, au cours du siège de Montségur en 1243 et 1244, l’archevêque de Narbonne et l’évêque d’Albi soutiennent le siège et, après le bûcher, l’inquisiteur de Carcassonne Ferrer interroge tous ceux de Montségur qui s’étaient réconciliés avec l’Église.
En 1245, lorsque Montségur est rendu par le roi de France Louis IX au seigneur français Guy II de Lévis-Mirepoix, une chapelle est construite à Montségur, établissant pour la première fois le culte catholique sur ce secteur. La dépendance religieuse relève désormais de l’évêché de Toulouse puis, en 1331, lorsque ce dernier fut fragmenté, de l’évêché de Pamiers.
Cette croix soulève finalement un certain nombre d’interrogations qui ne touchent pas seulement au territoire communal de Bénaix, mais s’inscrivent dans un contexte historique et géographique bien plus large. Aussi, même s’il ne s’agit pas d’une croix cathare, je ne peux m’empêcher lorsque je me trouve devant elle de penser à ces derniers. En effet, ils empruntaient ces chemins pour se rendre au castrum de Montségur, vers un lieu sans chapelle, ni prêtre catholique où la foi de l’Église officielle n’avait plus d’influence.
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